Bouche
Du 16 septembre au 31 octobre 2020, Vernissage le 16 septembre à 19h
Le Trésor accueille le local au 2 rue Guillaume de Machault, Reims
Pour le quatrième projet de son programme, le local invite l’artiste franco-canadienne Carla Adra (née en 1993) à présenter une toute nouvelle installation au Trésor, au pied de la cathédrale de Reims. Bouche est une exposition dans laquelle les visiteurs·euses découvrent un espace intime au coeur de la vie culturelle rémoise. Ville « refuge » qu’elle a quittée puis retrouvée, Reims a une importance primordiale pour Carla Adra qui y a mené ses premières recherches à l’ESAD de Reims, ses premières collaborations, ses premiers projets artistiques d’envergure (elle est Lauréate du Prix Prisme en 2017). Elle y est aujourd’hui invitée pour une exposition monographique très personnelle où elle se livre, ouvrant la porte – ou serait-ce la bouche – d’un espace hybride souterrain renversant.
Faisant de la notion d’identité un concept complexe et mouvant, Carla Adra se fantasme comme venant « d’ailleurs » et se rêve « autre ». L’installation vidéo Bureau des pleurs, présentée à la biennale de Lyon en 2019, relève notamment, usant d’une forme d’empathie totale, de tentatives toujours renouvelées de devenir « l’autre », de faire corps avec lui, de s’approprier son enveloppe et ses souvenirs les plus intimes. Mue par un désir tant charnel qu’intellectuel, Carla Adra déplace, contourne, affine ou enjambe la frontière quasi poreuse entre elle-même et celui ou celle qu’elle rencontre, produisant un vertige saisissant : et si la fusion devenait parfaite ? Comment faire alors la différence entre soi et l’autre ? Non sans érotisme, l’artiste pose dans son travail la question psychanalytique aussi inquiétante qu’excitante de la potentielle disparition d’un être dans l’autre.
Les lettres qu’elle écrit puis scelle dans le bois (Aire, 2017), adressées à l’autre autant qu’à elle-même, comme les témoignages anonymes qu’elle recueille auprès d’inconnu·e·s (Bureau des pleurs, 2019) dans la rue ou d’enfants lors de performances (Ailes, 2019), dévoilent son rapport à la forme la plus directe de récit, sans détours, sans artifices, sans témoins ni (auto)censure. Peut-on tout dire et à qui ? Comment dépasser les conventions liées aux interactions sociales établies dans l’espace public – théorisées par Erving Goffman notamment – en demandant à l’autre de se livrer, ici, maintenant, avec une sincérité radicale ?
Carla Adra prend la parole en premier, se fait Pythie contemporaine, oracle d’un temple fictif, donnant le la d’une conversation intime bien souvent libératrice. Si elle travaille seule, son introspection devient pourtant collective. A chaque nouvelle pièce tout est à réinventer ; c’est aussi vertigineux que grisant. L’attention particulière que Carla Adra porte au réel et à son potentiel narratif incommensurable relève de la performance que l’artiste qualifie de « pure ». Elle observe le monde en attendant qu’il se passe quelque chose, à l’affut, prête à en capturer l’essence poétique (Collection de vidéos, 2015-2020). Il s’agit pour elle d’extraire une situation chargée d’une invisible beauté, pour la transformer en performance, texte, vidéo ou image. Présentées ensemble dans l’installation in situ Bouche, les oeuvres de ce corpus sensible produisent à leur tour un méta-récit, qui pourrait être chuchoté, à la lumière d’une bougie, dans une grotte.
Ici le lit, la télévision, le bureau et les lampes ont été transformés, produisant la sensation déconcertante d’être chez quelqu’un, ou presque à l’intérieur d’un corps. Dans cet espace fait d’artifices, chaque élément renvoie à un ailleurs, à un univers fantastique irréel augmentant le trouble dans lequel l’hôte nous plonge.
Sur un lit en pavés, quelques moulages de petits doigts figurent les traces d’un corps invitant à le rejoindre pour regarder la télévision et contempler les vestiges quasi archéologiques d’un préfabriqué de chantier après un incendie. Dans le Bureau des pleurs, trois cent témoignages recueillis par Carla Adra sont livrés dans un déroutant procédé d’autofilmage, à la lumière de quelques poutres lumineuses qui scandent l’espace, le renversent. Ici, dans l’exposition Bouche, la parole individuelle éminemment intime est peut-être le nouveau trésor collectif de nos sociétés contemporaines.